Soti Triantafyllou: Contes de désespoir

Contes de désespoir Partie 2

Regard

12.

Il y avait une fois un petit garçon qui était comme s’il était peint. Pas tout à fait, mais, c’est vrai, il ressemblait à une image. Parce qu’il avait un rire franc, qu’il pleurait avec de vraies larmes, qu’il dansait, jouait de la musique et écrivait de magnifiques poèmes très obscurs que personne ne comprenait. Les images ne rient pas, elles n’écrivent pas de poèmes non plus. Les images ne font rien, elles se contentent de pendre ça et là, accrochées au mur. Il ressemblait aussi à un jouet, à un de ces jouets très mous et pelucheux, que l’on tient embrassés et qui s’enfoncent avec nous dans des rêves, ceux qui éclairent la chambre dans la nuit. C’est pour cela qu’on l’appelait Spielzeug, ce qui veut dire Jouet. C’est un nom difficile à prononcer, mais qui convient très bien à un être minuscule, empli de tant de capacités.

Spielzeug était magnifiquement heureux : il avait deux pieds, deux yeux, deux bras et tout ce qui était nécessaire pour jouer toute la journée et la moitié de la nuit, parfois même la nuit entière. Pour voir, entendre, penser, sentir et toucher. Le matin, il s’éveillait doucement, le soir il s’endormait paisiblement. Tout le monde l’aimait : sa maman, son papa, son frère aîné, ses amis, les filles, vraiment tout le monde. On jouait avec lui, on le cajolait, on le couvrait de baisers, de baisers de toute taille et de toute sorte: des petites bises et des gros baisers, des baisers secs et des baisers mouillés, des baisers sonores ou silencieux. Certains jours de l’année, Spielzeug était le petit garçon le plus embrassé et le plus caressé de la ville. Si l’on avait organisé un concours de baisers et de tendresses, il l’aurait emporté. Et de loin.

Spielzeug contemplait le monde avec curiosité, et non sans perplexité. Il se demandait : mais pourquoi sont-ils tous si tristes, pourquoi se plaignent-ils, fondent-ils en larmes, se creusent-ils des rides entre les sourcils ; pourquoi sont-ils presque tous renfrognés, bourrus, amers. Et puisque les gens étaient renfrognés, bourrus, amers, Spielzeug, se transformait en jouet mécanique –de toute façon il avait l’air d’un jouet, ça on l’a déjà dit -, pour que les autres jouent avec lui et se divertissent un peu.

Ses yeux étaient grands comme des soucoupes, ses cils frémissaient. Pas comme du feuillage, plus doucement. Et le temps passait, comme la feuille jaune tombée de l’arbre et que le vent emporte.

Un jour, au parc, Spielzeug rencontra une sorcière, une de celles qui regardent attentivement la paume de la main, à en loucher, et qui voient le passé, le présent et des fragments de l’avenir. Spielzeug tendit sa main, aux lignes à peine visibles. Dès que la sorcière mit son nez dessus, elle recula et s’écria « Oh ! ». Les yeux de Spielzeug s’agrandirent davantage.

«Oh ? » s’écria-t-il à son tour.

«Tu vas te transformer en quelque chose » murmura la sorcière.

«Comme le crapaud qui est devenu prince ? » demanda innocemment Spielzeug.

La sorcière secoua la tête et mit sa main sur sa bouche écarlate.

«Je vais peut-être devenir un joujou ? C’est ça », poursuivit-il, content, «ça m’arrive souvent. Je me transforme en joujou, juste pour jouer ! »

La sorcière secoua la tête à nouveau et disparut parmi les arbres du parc.

Spielzeug resta pensif. Je vais peut-être me transformer en troll, se dit-t-il. Peut-être vais-je  tellement rapetisser que je pourrais entrer dans une boîte de cadeau de Noël, ou dans une boîte à gâteaux ; je vais peut-être avoir un ressort et sortir de la boîte comme un diable ; ou devenir un de ces monstres qui terrorisent les enfants. Son imagination fut de plus en plus débordante : je vais peut-être me transformer en âne, ou alors en cochon ?

Quelque temps passa, et Spielzeug oublia la sorcière et ses prophéties. Néanmoins, un matin quand il s’éveilla et que le jour pénétra dans sa chambre, il vit sur son cœur une petite marque verte. « Tiens ! » se dit-il « une petite fleur ! ». Et il la gratta avec son doigt, mais on aurait dit que la petite fleur s’épanouissait. Spielzeug pensa qu’il dormait encore et qu’il était en train de rêver : un nénuphar avait poussé sur son cœur !

Toute la journée, il le regarda : le nénuphar avait un peu grandi, mais le soir, il parut se flétrir. Spielzeug ne savait que faire. Que doit-on faire quand on trimballe un nénuphar avec soi ? On le laisse se faner ? Et s’ils meurent, ces nénuphars qui ont poussé sur le cœur, n’est ce pas signe de malheur ? Spielzeug n’en avait aucune idée, alors il décida de l’arroser. Il l’arrosa une fois, mais pas avec de l’eau : avec de belles boissons colorées, argentées, transparentes, ambrées; et le nénuphar se déchaîna. Alors, il l’arrosa chaque soir, puis s’endormait avec lui, même s’il n’est pas très facile de dormir avec un nénuphar en plein cœur. D’abord, tu as peur qu’il s’abîme,  puis aussi qu’il s’éveille, se mette à s’agiter sur l’oreiller pour venir te chatouiller.

Depuis le jour où ce nénuphar poussa sur son cœur, il le cacha sous sa chemise. Que diraient les gens si l’on apprenait qu’une plante était installée très confortablement sur son cœur ? Que dirait sa maman, ses amis, les filles ? On lui demanderait peut-être de l’arracher, ou de cesser de l’arroser, ou d’aller voir un médecin, et que peut-être ce médecin le lui ôterait avec un bistouri. Non, non, c’était vraiment trop affreux. Aussi, Spielzeug continua à arroser le nénuphar, et à bien garder son secret.

Il y eut des bons et des mauvais jours, comme des bonnes et des mauvaises nuits. Parfois, après avoir arrosé son nénuphar, Spielzeug ressentait une douleur là, à la partie gauche de sa poitrine, et quand au plus profond de son sommeil, il faisait des rêves, ces rêves étaient si mouillés qu’ils dégoulinaient partout. Tout se brisait et était inondé, les bois s’enfonçaient dans une boue épaisse. Et tous ceux qui aimaient Spielzeug se noyaient en faisant des bulles. Il se réveillait terrorisé au milieu de la nuit, et chaque fois, il voyait le nénuphar de plus en plus grand, avec ses tiges vertes se déployant comme d’immenses bras qui lui enlaçaient le cou. Mais Spielzeug avait l’habitude de se faire embrasser ; quelle différence de se faire embrasser par un nénuphar ou par un être humain ? Spielzeug ne le savait pas. De temps en temps, cependant, il craignait que le nénuphar ne grandisse au point qu’il ne puisse plus le cacher. Peut-être devrait-il le tailler un peu ? Il décida de le tailler un peu.

Néanmoins, quand il fut taillé, le nénuphar se développa encore et encore, glorieux, plein de feuilles et de bourgeons. Spielzeug se sentait rétrécir de jour en jour, tandis que le nénuphar, lui, grandissait. Alors il décida de le couper à la racine et d’aller au parc pour l’écraser. Pour s’en débarrasser une fois pour toutes. Se tenant le cœur d’une main, il se perdit dans les petits chemins du parc : il voulait trouver un endroit solitaire à l’ombre où il pourrait accomplir le déracinement. Il s’arrêta au milieu d’arbres qui ressemblaient à des monstres et se mit à tirailler sur le nénuphar. Mais quelle surprise, quel malheur ! Avec le nénuphar son cœur à lui fut aussi déraciné. Spielzeug vit tomber par terre une à une des gouttes de sang.

C’est à ce moment là que la sorcière émergea des buissons.

«Oh » fit-elle à nouveau sur un ton de mauvais augure.

« Oh ? » interrogea à nouveau Spielzeug effaré.

«Sais-tu qui t’as fait ça, Spiel ? » demanda la sorcière.

Spielzeug pensait que la pire des choses était de répondre à une question par une question. Il attendit, le cœur en sang et le nénuphar à demi déraciné.

«Le Méchant Géant ! » s’exclama la sorcière.

«Mais pourquoi ? Pourquoi ? »

Spielzeug était habitué à ce que tout le monde l’aime. Pourquoi donc quelqu’un voudrait lui faire du mal ? Comment son cœur supporterait-il qu’on abîme Spielzeug ?

Mais le Méchant Géant était jaloux des petits êtres avec des yeux comme des soucoupes et des cils longs qui tremblotaient : son cœur était dur comme l’acier. C’est pour cela qu’il plantait des nénuphars dans des cœurs comme celui de Spielzeug, des cœurs tendres comme la terre après la pluie.

La sorcière regardait Spielzeug avec tristesse, et lui, il la regardait comme s’il l’appelait au secours. Maintenant le nénuphar gisait à terre dans une marre de sang. La main sur sa bouche écarlate, effrayée elle aussi, elle courut appeler le Méchant Géant « Il pourra peut-être te sauver » lança-t-elle à Spielzeug et elle disparut dans le sous-bois.  Sa voix se répercuta en écho et on l’entendit à nouveau. Cela impressionna Spielzeug.

En attendant le Géant, il retint ce qui était resté de son cœur, et pensa que la sorcière s’était trompée dans ses prophéties : s’était-il transformé en quelque chose ? Oui ? Non ! et heureusement, pas vrai ? Imagine qu’il se soit transformé en criquet, ou en cafard ! ce serait bien plus terrible. Pourtant ce qui lui arrivait n’était pas moins terrible. Spielzeug mourait doucement.

Quand la sorcière fut de retour avec le Méchant Géant, Spielzeug était presque mort. Il était étendu sur la terre, à côté du nénuphar flétri et de son cœur vidé. Quand le Méchant Géant le vit – quand il vit ses yeux grands comme des soucoupes et ses cils qui frémissaient – son cœur fondit. L’acier se mit à couler, brûlant dans les racines des arbres. Mais il était tard, beaucoup trop tard : la seule chose que put faire le Méchant Géant avant de mourir lui aussi – un géant peut-il vivre sans cœur ?

Non, bien sûr, il ne le peut pas- ce fut d’enlever son immense soulier et d’y enterrer Spielzeug mort. Sous le soulier pourrissait déjà le nénuphar vorace et toujours assoiffé.

Soti TriantafyllouSoti Triantafyllou est une écrivaine et historienne grecque née à Athènes en 1957. Elle a fait des études doctorales à Paris et à New York. Son dernier roman, «Pour l’amour de la géométrie » est sorti en 2011.