Lire (et relire) les guides de voyage

les guides de voyage
Les guides de voyage

Antoine Pécoud, Université Paris 13 – USPC

À l’approche des congés d’été, nombreux sont les voyageurs qui réfléchissent à leur prochaine destination – et qui acquièrent à cette fin des guides touristiques. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, plus d’un milliard de personnes ont effectué des déplacements touristiques en 2015, et ce chiffre continue de croître d’environ cinquante millions par an.

Les guides, objets anodins ?

En toute logique, le secteur des guides de voyage est également prospère : les rayons tourisme des librairies voient une prolifération de ces ouvrages ; aux classiques (Guides Bleus, Routard, Lonely Planet) s’ajoutent de nombreux autres guides, qui ciblent les courts séjours, les villes, le cyclotourisme ou la randonnée, le low cost, les destinations « insolites », le voyage en famille, etc.

Mais le guide de voyage n’en reste pas moins un de ces objets anodins, auxquels on accorde rarement un intérêt autre que pratique. Il est certes parfois l’objet de polémiques. En France, on se souvient de celle entre Michel Houellebecq et le Guide du Routard, le premier raillant le second dans son roman Plateforme, et le second accusant l’écrivain d’apologie du tourisme sexuel. Le même Routard a par ailleurs fait l’objet d’autres polémiques, quant au sérieux de ses mises à jour, à l’impartialité de ses recommandations ou à sa politique de droits d’auteur.

Mais ces débats ne vont pas plus loin et le guide de voyage fait rarement l’objet d’analyses approfondies. C’est par nature un objet périssable, voire jetable ; il n’a pas le prestige du récit de voyage et ses qualités littéraires sont souvent jugées limitées. Même auprès de ses lecteurs, il n’a pas toujours bonne réputation. Les voyageurs sont nombreux à mettre leur pas dans ceux de leur guide, mais moins nombreux à en être fiers. Cela n’empêche pas certains touristes de nouer un lien presque affectif avec leur guide, au point de le conserver bien après leur retour, voire même de le mettre en évidence sur l’étagère de leur salon.

Les premières critiques, au XIXe siècle

Ce rapport ambigu aux guides de voyages n’est pas nouveau. Au XIXe siècle, le pédagogue genevois Rodolphe Töpffer (par ailleurs connu comme un des fondateurs de la bande dessinée) organisait des excursions pour former ses élèves, éveiller leur sens et aiguiser leur curiosité – programme à ses yeux en tout point opposé à celui des guides de voyage, qu’il appelle itinéraire, et dont il a une fort piètre opinion :

Savez-vous qui tue la fée, qui éteint la lampe, qui change en pâle nuit les vives couleurs, les mouvantes figures, les amusantes scènes où se plaisait votre œil charmé ? Ce sont les itinéraires. Lisez-les et vous êtes perdu. Tout vous sera familier d’avance, la ville, l’habitant, le quai, le dôme. Tout vous aura été traduit d’avance en ignoble prose, en ingrate et bête réalité, mélangée de poids et de mesures, ornées du tarif des monnaies. Avant d’arriver, vous saurez déjà tout par cœur, et, revenu chez vous, vous n’en saurez pas davantage. Plus d’impression vive, neuve, spontanée ; plus d’écarts possibles pour l’enthousiasme, plus d’espace pour les souvenirs, plus d’entraînement pour l’admiration ; vous savez au juste, et par dire d’experts, ce qui est à louer, à ne pas louer, à trouver sublime, à trouver mesquin. Vous voilà ce docte ennuyé qui, un livret à la main, lorgne et constate, au lieu d’être ce voyageur qui apprend avec curiosité, qui observe avec amusement.

À l’ère du tourisme de masse, cette critique est plus que jamais d’actualité. Les guides de voyage eux-mêmes le reconnaissent, qui ne cessent de promettre des itinéraires « hors des sentiers battus ». L’objectif est louable, mais ne fait qu’illustrer les paradoxes et les contradictions inhérentes à ce genre.

Comment proposer un guide sur les « secrets » d’une destination, puisque sa publication conduira précisément à leur divulgation ? Comment éviter l’injonction contradictoire lorsqu’un guide conseille de quitter les itinéraires balisés, ou de flâner au hasard des ruelles pour mieux se perdre ? Toujours au XIXe siècle, le philosophe français Hyppolite Taine publie Voyage aux Pyrénées, qui contient des observations sur la vie quotidienne des habitants, des chroniques historiques – et des moqueries à propos des « touristes dociles » :

La seconde variété de [touristes] comprend des êtres réfléchis, méthodiques, ordinairement portant lunettes, doués d’une confiance passionnée en la lettre imprimée. On les reconnaît au Manuel-guide qu’ils ont toujours à la main. Ce livre est pour eux la loi et les prophètes. Ils mangent des truites aux lieux qu’indique le livre, font scrupuleusement toutes les stations que conseille le livre, se disputent avec l’aubergiste lorsqu’il leur demande plus que ne marque le livre. On les voit, aux sites remarquables, les yeux fixés sur le livre, se pénétrant de la description et s’informant au juste du genre d’émotion qu’ils doivent éprouver.… Ont-ils un goût ? On n’en sait rien : le livre et l’opinion publique ont pensé et décidé pour eux.

Le pouvoir des guides

Le mot tourisme vient du « Grand tour », terme qui (en français comme en anglais) désignait le voyage effectué par les jeunes gens de la bonne société d’Europe du Nord (Grande-Bretagne et Allemagne, en particulier), qui, au XVIIIe siècle, partaient parfaire leur éducation en découvrant l’Europe du Sud.

Un tel tour comportait des étapes obligées (les Alpes, les villes italiennes comme Venise, Florence, Rome ou Naples, ou encore Nice) et supposait donc déjà une forme de standardisation. Lorsqu’il aborde un territoire étendu et inconnu, le voyageur peut emprunter un nombre virtuellement infini d’itinéraires différents ; mais dès ses origines, la pratique du tourisme suppose de limiter l’éventail des possibles, de réduire l’incertitude et d’identifier les endroits qu’il faut voir et ceux qu’on peut ignorer. C’est là précisément l’objectif des guides de voyage, depuis leur création jusqu’à aujourd’hui.

Guides Taupin Indochine 1937.
Manhhai/Flickr, CC BY

L’histoire des sciences sociales montre que décrire un pays, une société ou une culture est toujours un acte de pouvoir. C’est le cas par exemple de l’anthropologie sociale et de l’étude des sociétés dites « primitives », qui ne répondent pas seulement à un projet scientifique, mais aussi à un contexte colonial, au sein duquel connaître les sociétés était une nécessité pour mieux les gouverner. Pour partir à la découverte des autres, il faut non seulement avoir les moyens techniques et économiques de se déplacer, mais aussi la légitimité pour en parler avec autorité.

Malgré son style technique et sa vocation pratique, le guide de voyage ne fait pas exception : celui qui décrit dispose d’un pouvoir sur ceux qui sont décrits ; le premier détermine ce qui, chez les seconds, présente de la valeur, ce qui est typique de leur culture et, in fine, ce qui fait leur identité.

Ajoutons que le guide contient en général une foule d’observations sur la population elle-même, ses traits de caractère, la manière dont il convient de l’aborder pour ne pas la choquer, ou encore le danger qu’elle peut présenter pour le voyageur. Il est donc logique que, dès leur origine, les guides de voyage soient nés dans les pays occidentaux développés, depuis le Baedeker allemand jusqu’au Lonely Planet australien, en passant par le Guide Bleu en France, le Rough Guide britannique ou le Let’s Go américain.

Le guide est le produit d’une rencontre asymétrique, entre des voyageurs issus de régions riches et dominantes (pays occidentaux, villes) et des régions périphériques (pays du sud, campagnes, province, montagnes).

La vision bourgeoise du « typique » et des habitants

À la recherche du « typique » (ici une maison quaker en Nouvelle Écosse).
André Carrotflower/Flickr, CC BY-SA

Dans un chapitre de ses Mythologies, Roland Barthes se penche sur le Guide Bleu et sa « mythologie bourgeoise ». Ce guide, dit-il, est obsédé par le pittoresque et les monuments ; la population des pays décrits n’existe que sous la forme de stéréotypes, comme les figurants passifs d’un patrimoine immuable. Surtout, le Guide Bleu est profondément anhistorique : comme tout mythe, il représente le monde comme un ensemble figé et stable et ignore les changements qui l’affectent, ainsi que les forces qui, sans cesse, transforment cet ensemble. Barthes voit là un symptôme de l’idéologie bourgeoise : par définition, le bourgeois est attaché au statu quo (et à son statut avantageux au sein de ce statu quo) ; il se méfie du changement et préfère croire que l’état actuel du monde correspond à un ordre naturel et intemporel.

Il est vrai que les guides accordent beaucoup d’importance à ce qui relève du « typique », de la tradition ou du patrimoine : les églises, les musées d’art, l’archéologie, les paysages, les produits du terroir, etc. Notons que les guides à destination des voyageurs fauchés, des sacs à dos (ou backpackers), reprennent largement cette philosophie « bourgeoise » et n’opèrent donc pas une véritable rupture à cet égard.

C’est aussi cette philosophie qui inspire le regard parfois condescendant porté sur les touristes, accusés de ne se préoccuper que de vieilleries désuètes, sans rien comprendre à la manière dont les lieux qu’ils visitent sont habités et vécus aujourd’hui. Et même lorsque les guides abordent la culture moderne et les modes de vie contemporains (comme la nightlife des grandes villes, les quartiers populaires ou les artères branchées des capitales), ils chosifient ces éléments. Leur style – concret, précis, informatif – semble transformer n’importe quel phénomène social et culturel en une espèce de monument sans vie, uniquement destiné aux touristes.

Mode d’emploi de la mondialisation ?

Le guide témoigne par ailleurs d’une forme de rationalité appliquée aux loisirs et au temps dit « libre ». La rationalité, entendue comme le souci d’optimiser les ressources et d’en tirer le plus grand profit, a depuis longtemps débordé des usines et du monde du travail, pour coloniser d’autres secteurs de la vie humaine et sociale.

Les récits de voyage reposent souvent sur le contraste entre un Occident désenchanté et excessivement rationnel, et un ailleurs encore vierge des dégâts causés par la modernité industrielle et calculatrice. Le guide du voyage est cependant adepte d’une logique managériale, permettant à ses lecteurs d’utiliser au mieux le temps et le budget dont ils disposent.

Les touristes et le guide.
Jeff Egnaczyk/Flickr, CC BY

Le guide de voyage est un symbole de la mondialisation et de l’ambivalence du rapprochement des sociétés et des cultures. Il témoigne à la fois de la distance entre le voyageur et le pays visité, et de l’aspiration à combler cette distance. Les touristes et les voyageurs auront toujours besoin de guides. Et ces derniers, s’ils n’échappent pas aux limites inhérentes à leur genre, continueront de faire leur travail, c’est-à-dire de permettre à tous ceux qui en ont les moyens de découvrir le monde.

On aurait donc tort de les condamner, puisque ce sont précisément leurs défauts (standardisation, rationalité organisatrice) qui les rendent utiles aux yeux de leurs utilisateurs. Mais entre deux étapes, il est peut-être aussi possible de (re)lire les guides et de n’y voir pas uniquement d’honnêtes manuels sans prétention – mais aussi le produit des tensions et des déséquilibres de l’histoire et de l’époque contemporaine.

Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Paris 13 – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.