Le serious game est-il Dada ?

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Hélène MICHEL, Grenoble École de Management (GEM) et Isabelle Patroix, Grenoble École de Management (GEM)

Dada a 100 ans! Ce mouvement artistique anticonformiste a vu le jour au Cabaret Voltaire à Zurich en février 1916. En prônant la liberté de création sous toutes ses formes, il a ouvert la voie à plusieurs mouvements et groupes créatifs dont le surréalisme et l’Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle). Comment inspire-t-il aujourd’hui nos démarches d’innovation?

Prenons le cas des serious games comme dispositifs créatifs. Ces jeux offrent une expérience allant au-delà du pur divertissement. En utilisant les mécanismes, médias et codes artistiques du jeu (vidéo ou jeu de plateau), ils permettent de réengager les individus dans des tâches jugées complexes ou ennuyeuses. Ils sont utilisés aujourd’hui dans une variété de situations professionnelles telles que l’éducation, la formation, l’évaluation ou le recrutement.

Comment expliquer leur succès, notamment en France? Au-delà de considérations utilitaristes notables pour les organisations telles que réduire des coûts ou améliorer des performances, le serious game fait écho à des dimensions culturelles fortes. Quels liens peut-on faire entre leur développement exponentiel et les caractéristiques créatives issues du dadaïsme?

Dada remet en cause les règles établies

Dada est un combat, un cri. Cette démarche de révolte est née en réaction aux horreurs de la Première Guerre mondiale. Son objectif est de rappeler qu’il existe toujours, au-delà de l’affrontement et du désastre généré, une vie, des créations et des provocations.

Dada montre une volonté d’abolition des conventions et des institutions. Les artistes Dada utilisent tout matériau et support possible, du plus courant au plus insolite, détournant les objets du quotidien en oeuvre d’art. Cette technique, dite du “ready-made”, donne, par exemple, naissance à “La Fontaine” de Marcel Duchamp (1917): urinoir en porcelaine renversé.

Derrière cette provocation réside l’idée que du décalage peut naître quelque chose de nouveau. Celle-ci trouvera écho dans des approches “out of the box” voire disruptives développées en innovation. Le serious game agit de même en re-contextualisant une situation sérieuse dans un cadre ludique afin de faire émerger une nouvelle compréhension du monde.

FortMcMoney s’inscrit dans cette perspective: ce jeu documentaire reprend la situation bien réelle de la ville-champignon canadienne de Fort McMurray qui a poussé au rythme de l’exploitation pétrolière. Le joueur est mis en situation afin de construire sa propre vision de la situation, en prenant les manettes et en gérant les intérêts économiques, les défis sociaux et environnementaux afin de “Faire triompher [sa] vision du monde!

FortMcMoney – Jeu Documentaire – 2013

Le surréalisme explore le terrain de jeu au gré du hasard

Prenant leurs distances avec le nihilisme et la révolte Dada, les surréalistes cherchent de nouvelles manières de susciter la création artistique. Sous la direction d’André Breton, ils posent, dès 1924, leur “Manifeste du surréalisme”. Celui-ci s’appuie notamment sur la toute-puissance du rêve et une forme d’exploration liée à l’errance.

Un concept clef de ce mouvement artistique consiste à faire intervenir le hasard dans la création. Les surréalistes recourent ainsi largement au jeu du Cadavre exquis. Ce jeu consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes (Breton et Eluard, 1938).
L’Aléa est d’ailleurs une des caractéristiques du jeu selon Caillois (1958)

Les surréalistes recherchent la création par le biais d’une rupture avec la conscience. Ils usent de l’hypnose par exemple et pratiquent l’écriture automatique. Ce désir de création, libérée de tout entrave, trouve un écho dans une autre des définitions du jeu que propose Caillois. L’Ilinx c’est le vertige, le “tourbillon” en grec. Cette catégorie de jeu consiste en « en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et […] d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie».

De même, il existe des “no games”, des jeux sans histoire, ni objectifs clairement définis. Ils visent à susciter la réflexion et/ou l’émotion. Ils ouvrent la voie à des échanges sur des lectures du monde. C’est le cas de Machinarium dont l’atmosphère rappelle étrangement l’esprit surréaliste. Selon le contexte d’utilisation, les profils des joueurs, ce jeu peut, par exemple, interroger sur le rapport à l’environnement et à la technologie.

Machinarium – Trailer

L’Oulipo définit ses propres règles pour créer…et faire créer

Le groupe Oulipo, pour “Ouvroir de littérature potentielle”, est fondé en 1960, par François Le Lionnais et Raymond Queneau. Encore actif à l’heure actuelle, il refuse l’influence de l’errance et du hasard. Au contraire, il construit de nouvelles techniques de création à partir du couple rigueur et jeu.

Par définition un jeu doit être aux limites entre règles et liberté (Huizinga, 1951). De cet équilibre naît l’expérience et le plaisir du jeu. D’un côté, les Oulipiens se posent des contraintes strictes dont émergera la création. Georges Pérec se propose ainsi de rédiger un roman policier sans utiliser la lettre “e”. De cette rigueur naît La disparition(1969). D’un autre côté, l’Oulipo fait de l’humour la base de son style. Les règles qu’ils s’imposent donnent souvent lieu à des créations littéraires ludiques, humoristiques.

L’Oulipo vise également à permettre à d’autres, même novices, de créer à leur tour. Il invente des “contraintes” et dispositifs dans ce sens. Ainsi, avec Cent Mille Milliards de Poèmes Raymond Queneau propose à son lecteur de fabriquer lui-même son propre poème.

Cette approche trouve une forte résonance dans les processus d’innovation actuels que les experts cherchent à ouvrir aux “candides” afin de faire émerger de nouvelles possibilités. Dans le cas du serious game de nouvelles perspectives émergent: la gestion des connaissances, l’innovation et la recherche scientifique. Ainsi, les joueurs du jeu de puzzle virtuel Foldit contribuent à la recherche scientifique sur les différentes maladies (VIH, le sida, etc.) à travers le pliage de protéines. Les joueurs de Foldit sont considérés comme co-auteurs des publications académiques sur le sujet.

Le serious game change la donne de l’innovation

L’idée de cet article était de questionner des concepts, des idées, brandis par le Dada il y a cent ans et qui nourrissent encore l’innovation dans de nombreux domaines. Afin d’essayer de le saisir, il faut en faire l’expérience, par exemple en participant à des “Haktions”.

Le serious game en tant que dispositif créatif, fait écho à plusieurs caractéristiques: il s’inspire du Dada pour la re-contextualisation décalée menant à une nouvelle compréhension du monde. Il fait écho au surréalisme en permettant l’exploration et le hasard.

Enfin, les serious games reflètent l’humour, l’idée du bricolage et la rigueur de l’Oulipo. Les Oulipiens se définissent eux-mêmes comme des “rats qui construisent le labyrinthe dont ils se proposent de sortir”. Dans cette perspective, pour s’échapper d’une situation bloquée (en ressources humaines, en management ou en innovation par exemple) le serious game crée un nouveau type de labyrinthe afin de décaler la problématique, d’en changer le point de vue. En imposant de nouvelles règles, un nouvel univers et de nouvelles manières de manipuler la problématique, il permet de faire émerger des solutions.

Le défi du serious game aujourd’hui est d’offrir à des “candides” la possibilité de contribuer en proposant leurs propres contraintes. Le développement de technologies accessibles (par exemple avec des outil-auteurs permettant de créer soi-même son serious game) et de formations (par exemple en game design_our en game art_) vont dans ce sens. Comme dirait Queneau, “Opopoï !” : à vous de jouer!

Hélène MICHEL, Professeur – Serious Games & Innovation Management, Grenoble École de Management (GEM) et Isabelle Patroix, Docteur en littérature, Post Doc Serious Game et Innovation , Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.