En Égypte, la nature version kitsc

Vincent Battesti collection.
Private collection of Egyptian posters of paradise natures. The Egyptian paradises, copy/paste landscapes.
Vincent Battesti collection.
Private collection of Egyptian posters of paradise natures. The Egyptian paradises, copy/paste landscapes.

Vincent Battesti, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

L’Égypte est la grande destination touristique que l’on sait, prisée pour ses sites archéologiques, ses paysages naturels et culturels. Curieusement, les murs des appartements et des petits commerces dévoilent l’existence d’un tout autre exotisme sous forme de posters, révélant le point de vue égyptien sur la nature idéale.

Les posters ici reproduits ont été achetés au Caire en 2009 pour ma recherche. Ils sont habituellement visibles dans des intérieurs privés et des espaces accueillant une clientèle : cafés, petits restaurants, coiffeurs… un peu partout en Égypte, en milieu urbain (comme au Caire) comme en milieu rural (en particulier dans les campagnes arides du Sinaï ou du désert Libyque et de la côte méditerranéenne occidentale).

Intrigué, j’ai d’abord incorrectement supposé qu’ils faisaient partie du flux de productions chinoises à bas prix destinées à un marché de niche, l’Égypte. En fait, ils sont conçus, produits et reproduits au Caire, dans le quartier de Chubrah ou les banlieues proches, par Maktaba al-Maḥaba (une librairie copte, مكتبة المحبة القبطية).

Ils sont distribués avec leurs catalogues à travers le pays et même dans les pays voisins. J’ai par exemple vu de ces posters dans les oasis du Jérid en Tunisie en août 2011 ou dans le Rif marocain en octobre 2012.

Les artisans Photoshop de la nature

Ces posters aux dimensions variables – de petits formats encadrés (50 par 35 cm) à de grands posters sur papier peint pour couvrir un mur complet en plusieurs lés – ne coûtent qu’une poignée de livres égyptiennes. Ils proposent des représentations étranges de la nature, toujours sous forme de paysages idéalisés.

Il ne s’agit pas tout à fait de photographies, mais d’insolites et baroques copier/coller d’environnements écologiques et/ou d’architectures juxtaposés de façon improbable. Ces natures made in Egypt sont appelées en arabe mandhar ṭabīɛī, des « paysages naturels ».

À observer de près ces compositions, l’outil de ce travail artisanal égyptien est à l’évidence Photoshop ou l’un de ses équivalents, avec une véritable maîtrise du collage, fusion, floutage, cadrage, mise à l’échelle, duplication… Les artisans numériques de ces natures idéales recréent sur le plat de leur moniteur les trois dimensions d’une scène. Ils font alors coexister ce qu’ils voient comme le meilleur de différents mondes continentaux, écologiques et architecturaux. Quitte à aboutir à des coexistences improbables et à de véritables « problèmes » d’échelle.

Ces artisans de la Maktaba al-Maḥaba, l’une des grandes librairies coptes de la métropole, héritent sans aucun doute du savoir-faire iconographique qui a multiplié des images pieuses de saints triomphants, de papes et moines bienveillants et de martyres en majesté. Ils ne vont d’ailleurs pas hésiter à incruster dans leurs paysages merveilleux un Jésus-Christ ressuscité, feu le pape Chenouda III, des anges et autres vierge Marie (dans ce cas, le marché est clairement plus réduit à la communauté chrétienne).

Neige, forêts tropicale, Christs et pagodes chinoises

L’eau est partout, nécessairement présente, et semble être un motif requis selon les acquéreurs de ces posters : ce peut être la mer, un lac, des rivières (au cours parfois fantaisiste, mais qu’importe) ou bien sûr des fontaines.

Autre prérequis : la verdure et une riche palette de couleurs dans les compositions florales. Peu importent là aussi les incongruités ou même les impossibilités botaniques, agronomiques ou écologiques, la question n’est pas là.

Le projet est de saturer l’espace du poster, selon un ordonnancement très jardinier. L’artisan qualifié laisse un peu de place au ciel, mais presque aucune à des êtres humains ou animaux, sinon une représentation lilliputienne et quelques oiseaux décoratifs perdus dans la magnificence de la Création. L’exotisme local n’est pas construit sur de banals palmiers dattiers, de mornes champs, des dunes de sable trop ordinaires ou les trop habituels paysages désertiques que l’on trouve à longueur de catalogues touristiques pour les étrangers.

Les éléments architecturaux reprennent des motifs islamiques (colonnades, céramiques) ou bien des motifs tout à fait exotiques (villas californiennes, pagodes chinoises et mêmes des phares scandinaves).

L’exotisme local ainsi représenté sous forme de poster est un mix de forêts et montagnes suisses enneigées, de cascades de forêts équatoriales, de châteaux de grand style à la versaillaise et de bassins d’inspiration islamique mais ornés de compositions florales luxuriantes, avec parfois la touche d’un yacht ou d’une banquise dans le fond. Il arrive quelques rares fois que soit employé un agrandissement photographique d’un magnifique parc anglais sous ses couleurs automnales, mais en général la seule « nature naturelle » ne suffit pas à étancher la soif de verdure, d’eau et d’exotisme.

Qu’est-ce que l’exotisme ? Qu’est-ce que le naturel ?

Ces posters sont affichés pour être vus et apporter un plaisir visuel. Ils sont en bonne place dans des stations-service, des restaurants populaires. Dans l’oasis de Siwa, ils sont même utilisés comme papier peint, couvrant l’un des murs de la marbūɛa, la pièce d’accueil (les autres pièces sont réservées strictement à la famille et aux femmes).

Les résidents ne perçoivent que rarement leur propre environnement comme digne d’intérêt esthétique ou même d’intérêt paysager. À Siwa par exemple, le travail de terrain montre que les habitants de cette oasis ne perçoivent pas leur environnement comme particulièrement original, tandis que les touristes visitant Siwa ne voient pas l’agroécosystème « réel » qui s’offre à eux, sous leurs yeux, mais au-delà font l’expérience de la reproduction d’une oasis « déjà vue », un paysage d’oasis iconique en conformité avec leur propre perception de l’exotisme.

Le paysage (au sens ordinaire) est une manière de voir le monde, un « morceau de pays », mais à cela près, comme le notait l’anthropologue Gérard Lenclud que c’est presque toujours

« le produit d’un regard “étranger” au lieu, dégagé en quelque sorte. Là où un homme vit ses travaux et ses jours, là où il est attaché, il ne songe pas à élaborer une représentation paysagère de l’espace. Il entretient cet espace, il le préserve, il le soumet à un ordre inscrit dans sa tête, il le décore même et l’embellit mais les schèmes conceptuels qui guident son regard (…) et insèrent des jugements de valeur dans son analyse visuelle ne produisent pas le déclic mental qui transforme instantanément un lieu en paysage. »

Ces représentations des natures idéales égyptiennes démontrent que l’exotisme est toujours ailleurs, au-delà de l’horizon.

Ces posters créent un espace de nature exotique, s’étirant entre la nostalgie d’un Éden perdu et la promesse du Paradis. Ces visions se nourrissent d’une accumulation d’images d’autres époques et d’autres temps – grands jardins de l’apogée de l’empire de l’Islam, chalets suisses, villas californiennes, châteaux néo-classiques, pseudo Taj Mahal moghol doré, pagodes et phares atlantiques – le tout trahissant l’attrait d’un monde globalisé.

Cet effet d’accumulation graphique n’est pas innocent : la saturation est probablement le concept-clef des esthétiques et des univers sensoriels populaires en Égypte (la quête d’une saturation sensorielle).

Ces constructions de mandhar ṭabīɛī (« paysages naturels »), cela dit, n’opposent pas pour leurs consommateurs des « natures naturelles » à des natures artificielles. De fait, cette dimension factice n’est pas appréhendée, problématisée : au cours de quelques entretiens menés à Siwa par exemple, la facticité ou l’authenticité des paysages affichés n’était pas une question. Ce pêle-mêle cependant répond d’ordonnancements de motifs récurrents, dont on peut distinguer trois types : la verdure et le fleurissement, l’eau, et les éléments d’architecture.

Rêves de jardins luxuriants pour s’éloigner du sol natal

Techniquement, on copie/colle, c’est un artisanat de l’ère numérique. D’un poster à l’autre, des éléments participent à de mêmes modèles graphiques : on reconnaît une même fontaine, qui a été ici un peu étirée, et dont le bassin a là changé. J’ai pu deviner la carrière de motifs, un peu involontairement, tandis que je cherchais vainement trace d’un artisanat similaire ailleurs dans le monde.

Ainsi, le moulin qu’on trouve sur plusieurs posters au milieu d’une végétation tropicale est en fait « samplé » d’un poster dont le titre est Glade Creek Grist Mill, Babcock State Park, West Virginia, USA (crédité à Robert Glusic). Cette photographie romantise déjà ce moulin à aubes, une attraction touristique du parc d’État de Babcock en Virginie-Occidentale.

Le site web AllPosters.com qui vend des reproductions du Glade Creek Grist Mill (le 20 mars 2017).
Vincent Battesti

La simple reproduction de la photographie du moulin enfoui dans la campagne ne semble pas suffire en Égypte. Je me souviens d’un poster contrecollé de forêt continentale qui trônait dans le salon de mes parents, au Havre.

En Europe, la « genèse de la campagne comme cadre social idyllique résulte du long processus de disparition progressive du prolétariat rural (…) à partir de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle », écrivait Jean-Claude Chamboredon dans l’ouvrage collectif Protection de la nature : histoire et idéologie, de la nature à l’environnement. La campagne française est devenue un espace idéalement neutre dont l’histoire faite d’oppositions sociales et de contradictions historiques est effacée au profit d’un récit d’une belle, authentique et traditionnelle nature soumise au tranquille rythme des saisons.

En Afrique du Nord ? Pas grand-chose de tel. Ce qui semble le plus proche des évocations idéales et utopiques de la nature campagnarde est peut-être à chercher du côté des films égyptiens de l’âge d’or (jusqu’aux années soixante).

Mais point de Heidi en Afrique du Nord et au Proche-Orient. L’horizon utopique, à l’échelle d’une pratique individuelle, est jardinier. Discours et pratiques visent d’abord à s’abstraire d’un environnement immédiat qui est presque toujours considéré comme hostile. Dans les zones désertiques, on rêve de jardins verdoyants ou d’espaces qui nous arrachent, un moment, du sol natal.

Vincent Battesti, Chercheur en anthropologie sociale, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.