Bruno Latour et la «grande question de la composition» du monde

A propos de SPEAP (Sciences Politiques, programme d’expérimentation en arts et politique).

D’après un entretien avec Bruno Latour et Valérie Pihet, à Paris en janvier 2013

Publié pour la première fois dans la revue L’Art même, n.58 (premier trimestre 2013)

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Vanessa Théodoropoulou historienne et critique d'art
Vanessa Théodoropoulou docteure en histoire de l’art et critique d’art.

Quand, il y a trois ans, Bruno Latour vint présenter au Centre Pompidou à Paris le projet de l’«Ecole des arts politiques», intégré au programme de Sciences Po, un mélange d’enthousiasme et de perplexité régnait dans la salle.  Durant les quelques soirées où, sur scène, s’étaient succédés ses interlocuteurs privilégiés, philosophes et sociologues des sciences, artistes et scientifiques venus de grandes écoles et d’illustres universités un peu partout dans le monde, quelque chose d’apparemment prometteur, bien que de très difficile à cerner, était en train de s’annoncer.

Bruno Latour, orateur doué, avait parlé avec éloquence de l’importance de «l’articulation» par les arts, les sciences et la politique, liée à la «grande question de la composition» du monde. Il avait insisté sur la place de l’hésitation, de l’expérimentation et de la reprise dans le processus de création, et exposé les fondements théoriques de son projet d’une école expérimentale qui s’adresserait à des artistes et à des chercheurs en sciences sociales. Ni école des beaux-arts ni Sciences Po, celle-ci proposerait une autre façon de faire le lien entre art et politique. La transdisciplinarité, ou plutôt  la transmédialité, prônée par Bruno Latour, engagerait un processus de déplacement, de traduction ou de transposition, d’un médium à l’autre, où le terme médium inclurait tout type de langage et de pratique (artistique, technique, scientifique) et où l’objectif ne serait pas tant l’élargissement du champ de l’art que l’exercice même de la vie publique.

Vaste programme. Pour comprendre les fondements théoriques de SPEAP, il faut en fait se pencher sur les écrits, certes, de Latour mais, aussi et surtout, sur les grands auteurs de la pensée pragmatiste à laquelle lui-même et Valérie Pihet, cofondatrice de l’école et sa collaboratrice depuis 2002, rencontrés récemment à Sciences Po pour discuter du programme, affirment clairement adhérer. Les conceptions de Walter Lippmann, John Dewey ou Alfred North Whitehead sont enseignées aux élèves de SPEAP un peu comme un syllabus afin qu’ils puissent comprendre d’où ils parlent et pouvoir jouer le jeu de l’école. Pourquoi créer aujourd’hui une école «pragmatiste» ?

Pour se défaire du «formatage» de l’apprentissage par l’ « économisme » sic),  nous explique Bruno Latour,  «non pas de l’économie mais de l’économisme,  de l’idée en gros qu’on sait de quoi se composent les humains, de ce qu’est une psychologie, un public, un bien public et que tout cela puisse se calculer avec des outils que chacun sait qu’ils sont discutables ». La tradition pragmatiste américaine, très influente aux Etats-Unis jusqu’aux années trente, poursuit-il, mettait au contraire «la difficulté même à construire le public» au cœur d’une activité de recherche, en sciences sociales et non simplement en sciences exactes. Elle avait aussi une conception de l’art comme une forme d’esthétique au sens large du terme, une « sensibilité à », telle que la défend John Dewey notamment dans  L’art comme expérience (1934) qui lui semble nécessaire aujourd’hui, pour sortir l’art et les sciences de la logique «d’autonomisation totale» dans laquelle ils se retrouvent enfermés.

L’art entre de fait en jeu chez Latour au moment où les sciences sociales, qu’on a toujours considérées comme indispensables à la résolution des problèmes de la vie commune, par défaut de renouvellement, se trouvent inaptes ou inadaptées à articuler à elles seules les problèmes de la vie publique. « On a fait le pari que dans le monde des arts, dans le monde de la production d’esthétique – toujours dans le sens de Dewey -, il y a suffisamment d’expériences, de créateurs, et de médias différents pour venir dé-formater les traditions politiques  et notamment la tradition politique française»  explique-t-il.  Les arts et leurs différents médias sont ainsi convoqués au même titre que les sciences sociales, pour faire un travail d’abord d’ « enquête » et ensuite de « déformatage – reformatage » des problèmes posés.

Au cœur du projet SPEAP, se trouve ainsi la conviction pragmatiste qu’ «on ne sait pas ce qui est public et privé, qu’on ne sait pas ce qu’est un public, et que les publics sont toujours associés ou attachés à des issues, à des affaires, ou à des questions particulières et à des controverses». Des controverses extrêmement complexes et qui ne peuvent plus être annexées exclusivement au domaine scientifique ou politique. Autrement dit, on ne peut plus discuter des problèmes qui touchent aux domaines des connaissances, de l’économie ou du droit, on ne peut pas discuter des dérèglements du climat, de la biodiversité ou des affaires de la recherche médicale sans essayer de les reformuler autrement, prenant en considération des paramètres a priori moins évidents que les experts de chaque domaine sont dans l’impossibilité d’identifier.

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Ce qui nous amène au postulat qui se trouve au centre du projet: l’impossibilité, la difficulté ou l’incompétence des spécialistes ou des institutions à régler une affaire est pour Latour et le pragmatisme la condition pour qu’un problème devienne public et donc politique.  Il ne faut pas chercher des idéaux politiques au-delà. « On entre à SPEAP à partir du moment où l’on ne pense pas qu’on sait ce que c’est que le politique» lance, souriant, le philosophe.  Ne pas savoir, ignorer le sens du politique, est sa manière de critiquer à son tour l’universalisme moderniste et de nier toute transcendance, pour s’intéresser à l’ «immanence»,  aux choses qui nous « concernent » ici et maintenant.

Comment sont orchestrées concrètement les collaborations entre artistes et scientifiques, quelle est la méthode suivie par les tuteurs et les invités de SPEAP ? Aussi, quels types de «problèmes» sont traités-ils par les élèves et en vue de quel type de production ?

C’est une affaire de «bricolage» avance Bruno Latour. On se rend compte assez vite que cette école laboratoire a effectivement un caractère très expérimental dans la manière d’envisager la pédagogie et d’établir des collaborations avec des institutions publiques et privées qui peuvent s’intéresser à son programme.

L’enquête susmentionnée, outil pragmatiste par excellence, érigée ici en méthode pédagogique, va structurer le temps et conduire les élèves de SPEAP à la production d’une forme au statut encore indéfini: description, représentation, restitution ou œuvre, selon les différentes appellations qui lui sont attribuées par Bruno Latour et Valérie Pihet, cette forme finale n’est sans doute pas une œuvre d’art, du moment où elle ne prétend pas forcément à une existence autonome en dehors de la «commande» à laquelle elle doit répondre, et où sa principale fonction est celle de satisfaire le «commanditaire».

Inspiré du protocole des Nouveaux Commanditaires de l’artiste François Hers, SPEAP demande en fait à ses élèves de travailler en petits groupes sur une commande parmi celles qui leur sont proposées (6 cette année). Une commande se présente comme une demande de la part d’un individu ou d’une collectivité à se faire aider à résoudre un problème qu’éventuellement il (ou elle) n’a pas pu résoudre avec les moyens traditionnels (bureau d’études, consultants etc.).

Les commanditaires varient d’une année à l’autre. Ils peuvent s’adresser à SPEAP parce que son fonctionnement atypique les intéresse ou qu’ils en ont entendu parler, ou être contactés par Valérie Pihet qui considère que leur problème est intéressant pour SPEAP. Par la suite, les deux partenaires se partagent les frais et dépenses liés au travail du groupe qui va mener l’enquête, ainsi qu’à la production de la forme qui en sera issue. Cette année, une commande porte ainsi sur le traitement des animaux d’expérimentation, une autre sur les formes du militantisme à partir du cas d’un camp de Roms au sud de Paris, une autre encore sur la perception de la qualité des résultats des opérations chirurgicales dentaires…

Ce qui est étonnant, mais semble-t-il cohérent eut égard à la base idéologique du programme, c’est que les «problèmes» qui intéressent potentiellement SPEAP peuvent être de n’importe quelle nature. Le sujet n’a presque pas d’importance, insistent Latour et Pihet, il ne s’agit ni de commanditaires forcément publics, ni de sujets d’intérêt  «public» tels qu’on pourrait les supposer. Du moment où le commanditaire, institutionnel ou privé, vient vers eux «démuni», son problème est a priori intéressant car public dans le sens de Dewey, rappellent-ils.

Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas, avoue Valérie Pihet. La volonté de déplacement permanent entre médiums et outils tant souhaité, peut être fragilisée soit par des effets d’intimidation face, par exemple, à un scientifique, raconte Latour, soit par la puissance ou la domination d’un médium sur les autres, notamment le cinéma.

Durant les jours de présence des élèves (un jour par semaine et une semaine intensive par mois), des rencontres et moments de travail sont organisés avec les invités qui viennent se prêter au jeu de l’école, en relation avec les sujets des commandes.  Les présentations sont suivies par des «exercices» oùles élèves répondent chacun avec leur propre médium à la question (ou problème) posé par l’invité, philosophe, scientifique ou artiste. Ainsi, Vinciane Despret, philosophe des sciences portant un intérêt particulier à l’ethnologie des animaux, invitée de cette année, venait de demander aux élèves, au terme de sa première intervention, de présenter  leur relation avec un animal qui leur est proche. Elle avait invité à ses côtés une autre chercheuse, Jocelyne Porcher, spécialiste de l’élevage et des relations entre éleveurs et animaux en élevage.

Au-delà de la conception du politique de chacun et même si l’on peut rester perplexes face à cet intérêt presque indifférent à tout type de problème, et douter de l’exercice de déplacement incessant entre langages et médiums, la méthode de SPEAP est séduisante, car l’idée de rendre les chercheurs scientifiques et les artistes sensibles à (des éléments qui sortent de leur champ autonome) ou de passer par le problème des Roms pour penser la routinisation du militantisme peut s’avouer très efficace.

La question qui se pose naturellement, du moment où l’on pense pragmatisme, est l’impact réel de ces formes expérimentales et hybrides (un film, un carnet, un texte, une présentation performée) produites par les élèves sur les commanditaires et sur eux-mêmes lesquels une fois sortis de SPEAP retournent à leur «routine» de créateurs individuels avec ou sans commande. Comment poursuivre cette expérience collective ? Peut-on vraiment parler de «transformations d’habilités» comme le souhaite Bruno Latour ?

Myriam Lefkowitz, performeuse et élève de SPEAP en 2011-2012, nous parle d’une mise en perspective de sa pratique grâce à ces outils théoriques, mais surtout de deux acquis qui nous semblent évocateurs du potentiel politique concret, disons très pragmatique, de cette école: une grande sensibilisation quant à son rôle de «passeur» d’expérience et de savoir, et une prise de conscience de ce qui se joue chaque fois qu’elle doit interagir et négocier dans le contexte de son travail avec des acteurs de différents milieux. Face à une commande institutionnelle, par exemple, elle affirme être aujourd’hui beaucoup plus lucide quant aux enjeux politiques de la «médiation» qu’elle est censée produire, qui cesse ainsi d’être un fonctionnement administratif qui déformerait son intention, pour devenir matériau, outil créatif, élément de sa composition.

Vanessa Théodoropoulou